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La Crise Catalane: Judiciarisation et Inflexibilité

by Antoine Rayroux, University of Montreal.

Soutenu par un système constitutionnel rigide, Madrid a poussé à l’extrême son inflexibilité judiciaire dans la gestion de la crise catalane.


Deux ans après le référendum d’autodétermination de la Catalogne, le 1er octobre 2017, la crise catalane continue de susciter une attention politique et médiatique considérable au Canada, et en particulier au Québec. Certes, le gouvernement fédéral, tout comme les gouvernements européens ou l’Union européenne, ont généralement refusé de prendre position sur le conflit, soulignant a minima leur volonté de non-ingérence dans les affaires internes de l’État espagnol, voire, dans certains cas, apportant un soutien marqué au gouvernement central de Madrid.

Au Québec, l’Assemblée nationale avait adopté dès le 4 octobre 2017 une motion unanime déplorant « l’attitude autoritariste du gouvernement espagnol », dans la foulée des gestes de violence, des interventions policières et des arrestations ayant eu lieu lors du référendum. Le 29 octobre dernier, dans une autre motion unanime, l’Assemblée s’est inquiétée des peines d’emprisonnement infligées à plusieurs chefs de parti et élus catalans indépendantistes (condamnations pour sédition et malversation de fonds publics, avec des peines allant de 9 à 13 ans d’emprisonnement). En parallèle, Carles Puigdemont, président indépendantiste du gouvernement de la Catalogne au moment du référendum et vivant désormais en exil en Belgique, a déposé une requête à la Cour fédérale contestant le refus du ministère de l’Immigration de lui délivrer l’Autorisation de voyage électronique pour entrer au pays. Il avait été invité par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal à donner une série de conférences sur le référendum de 2017.


Au-delà des clivages politiques, le sentiment qui prédomine dans la classe politique et l’opinion publique québécoise est l’incompréhension devant une réaction extrêmement rigide, sans compromis, du gouvernement central de Madrid à l’égard d’un processus d’autodétermination mené par des partis et un parlement régional qui ont été démocratiquement élus à cet effet en 2017. Comment les autorités politiques et judiciaires espagnoles en sont-elles venues à adopter une attitude aussi inflexible ? Pourquoi une telle posture ne peut-elle s’appliquer au Québec ?

Le cas espagnol se caractérise par la convergence de trois facteurs : un système politique ambigu (unitaire, mais très décentralisé), une tradition juridique civiliste rigide et le choix d’apporter une réponse judiciaire à un enjeu politique. Ce faisant, la gestion de la crise catalane représente un exemple caractéristique de ce que le juriste Ran Hirschl a dénommé la « judiciarisation du politique », à savoir la tendance qu’ont de nombreuses démocraties libérales à déléguer aux juges des décisions portant sur des enjeux profondément politiques, litigieux et controversés.


Un État unitaire très décentralisé

La Constitution espagnole de 1978 est le fruit d’un compromis originel entre pouvoir central et régions, qui à la fois confère un caractère unitaire à l’État espagnol et affirme le droit à l’autonomie régionale, en reconnaissant les particularismes historiques et culturels des régions. Au cœur de ce compromis se trouve l’ambigu article 2 de la Constitution, qui stipule que « [l]a Constitution a pour fondement l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols. Elle reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent et la solidarité entre elles. » La Constitution ne reconnaît qu’une nation : la nation espagnole.


Dans la pratique, l’Espagne est un État très décentralisé, où les Communautés autonomes (régions) disposent de davantage de compétences que dans de nombreux systèmes fédéraux à travers le monde. Cette décentralisation est le résultat des différents Statuts d’autonomie négociés entre l’État central et ses Communautés autonomes dès 1979, notamment avec le Pays basque et la Catalogne, selon les règles définies par la Constitution (Titre VIII). Si de nombreux Catalans avaient vu dans cette transition démocratique de la fin des années 1970 un premier pas vers une authentique fédéralisation, il n’en a rien été jusqu’à maintenant, en dépit des réformes progressives des Statuts d’autonomie initiées par les Communautés.


Bien que « quasi fédéral » dans les faits, d’un strict point de vue constitutionnel, l’Espagne reste aujourd’hui ― à la différence du Canada ― un État unitaire, où la décentralisation est fondée sur des statuts et des lois organiques de l’État central. Le système politique espagnol ne dispose pas, par exemple, de mécanismes d’amendements constitutionnels qui résulteraient d’un commun accord entre les Communautés et le pouvoir central. D’ailleurs, c’est ce caractère unitaire qui justifie par exemple l’existence de l’article 155 dans la Constitution, qui prévoit que l’État peut suspendre l’autonomie d’une Communauté en cas d’atteinte à l’intérêt général. L’ancien premier ministre Mariano Rajoy eut recours à cet article le 21 octobre 2017 afin de dissoudre le Parlement et le gouvernement de la Catalogne, à la suite de la déclaration unilatérale d’indépendance de ce dernier.


Un droit de tradition civiliste rigide

À l’image de la plupart des États continentaux en Europe, le droit espagnol est de tradition civiliste (dite également romano-germanique), qui repose sur la codification écrite des règles juridiques et leur application par les juges. La Constitution est naturellement la plus importante de ces règles écrites dans la hiérarchie des normes. Plus que la nature fédérale ou unitaire du système politique, c’est cet élément de tradition juridique qui constitue une différence fondamentale entre le cas espagnol et le cas canadien. Le Canada relève d’une tradition de common law, moins normative, où les décisions judiciaires ont force exécutoire, faisant de la jurisprudence une source fondamentale du droit.


Pour comprendre l’impact de cette distinction sur le processus d’autodétermination, il peut être utile de revenir brièvement sur le célèbre Renvoi relatif à la sécession du Québec, jugement rendu par la Cour suprême du Canada en 1998, qui dit :


La Constitution n’est pas uniquement un texte écrit. Elle englobe tout le système des règles et principes qui régissent l’exercice du pouvoir constitutionnel. […] Il faut faire un examen plus approfondi des principes sous-jacents qui animent l’ensemble de notre Constitution, dont le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, ainsi que le respect des minorités.


Selon la Cour, en raison de cette combinaison de principes sous-jacents, s’appuyer uniquement sur le principe démocratique pour légitimer un processus d’autodétermination par consultation populaire n’est pas suffisant pour se voir reconnaître le droit à faire unilatéralement sécession, car cela serait omettre les autres principes. À l’inverse, le texte précise qu’un vote populaire « qui aboutirait à une majorité claire au Québec en faveur de la sécession, en réponse à une question claire, conférerait au projet de sécession une légitimité démocratique que tous les autres participants à la Confédération auraient l’obligation de reconnaître » en s’engageant dans un processus de négociation avec la partie sécessioniste.


Au-delà du cas québécois, le contenu de ce Renvoi est intéressant, car il offre une illustration parfaite de la flexibilité qu’offre un système juridique de tradition common law (« la Constitution n’est pas uniquement un texte écrit »), par opposition à la tradition civiliste. À ce titre, le Canada est bien plus proche du Royaume-Uni, État aux fondements de la tradition de common law. Rappelons qu’en 2012, les gouvernements britannique et écossais avaient négocié un accord permettant à l’Écosse d’organiser un référendum d’autodétermination, précisément sur la base du principe démocratique, afin d’outrepasser les contraintes constitutionnelles.


Une réponse judiciaire à un enjeu politique

À la lumière de ce qui précède, on comprend aisément qu’aborder l’enjeu de l’autonomie de la Catalogne par la voie judiciaire ne peut qu’aboutir à une situation de blocage. Or il faut bien rappeler que la montée du sentiment indépendantiste catalan et la crise qui s’en est suivie trouvent elles-mêmes leur origine dans la contestation par le Parti populaire (PP), de centre droit et traditionnellement en faveur de la centralisation, du nouveau Statut d’autonomie qui avait été négocié en 2006 entre le gouvernement catalan et celui de Madrid. Le PP était alors dans l’opposition, avant de revenir au pouvoir aux élections de 2011.


En 2010, le Tribunal constitutionnel espagnol avait ainsi invalidé une série d’articles ayant trait entre autres aux compétences accrues de la Communauté de Catalogne en matière fiscale, d’immigration ou d’usage de la langue dans les services publics. Dans son jugement, le Tribunal en profitait également pour rappeler à plusieurs reprises l’indivisibilité de la nation espagnole et la non-reconnaissance de la nation catalane d’un point de vue juridique.


Depuis, chaque requête adressée au Tribunal constitutionnel à propos de l’autonomie accrue de la Catalogne ― qu’il s’agisse de nouvelles négociations avec Madrid sur le partage des compétences ou, surtout, de l’organisation de consultations populaires ― a été l’occasion pour ce dernier de rappeler l’illégalité de la démarche sécessionniste unilatérale. Par exemple, le Tribunal s’est appuyé à plusieurs reprises sur l’article 149 de la Constitution qui stipule que l’État central a la compétence exclusive en matière de consultations populaires référendaires.

L’Espagne représente un cas unique dans l’histoire récente des démocraties libérales où l’interdiction du processus d’autodétermination est allée jusqu’à faire appel au droit pénal, menaçant à terme l’équilibre institutionnel du pays.

Exprimant leurs critiques envers cette inflexibilité judiciaire, plusieurs constitutionnalistes espagnols favorables au droit du peuple catalan de décider argumentent qu’un tel droit à l’autodétermination existe bel et bien, sur la base du principe démocratique, même s’il n’est pas reconnu par la Constitution. Par exemple, le Comité consultatif pour la transition nationale (CATN), comité d’experts mis sur pied par le gouvernement indépendantiste d’Artur Mas en 2013, s’était dans son premier rapport appuyé sur le Renvoi relatif à la sécession du Québec pour justifier l’application de ce droit à l’autodétermination en Catalogne. Plus généralement, selon certains experts, la vision étroite de la suprématie constitutionnelle mène à un déficit démocratique évident du système espagnol. En effet, l’Espagne représente un cas unique dans l’histoire récente des démocraties libérales où l’interdiction du processus d’autodétermination est allée jusqu’à faire appel au droit pénal, menaçant à terme l’équilibre institutionnel du pays.


Face au blocage judiciaire observé, le dialogue politique peut-il reprendre la main ? Sans présager de l’avenir, la configuration actuelle à la fois à Madrid et à Barcelone n’incite guère à l’optimisme. Après les élections générales anticipées du 10 novembre dernier, le Parti socialiste (PSOE) de Pedro Sánchez, arrivé en tête, devrait gouverner en coalition minoritaire avec le parti de gauche Unidas Podemos de Pablo Iglesias. Tandis que le PSOE s’est toujours opposé fermement au droit de décider du peuple catalan, Podemos y a longtemps été favorable, mais cet élément a disparu de son discours durant la dernière campagne électorale. L’accord préliminaire de gouvernement entre les deux partis se limite à encourager le dialogue politique avec la Catalogne, « dans les limites de la Constitution ».


Cependant, la situation de gouvernement minoritaire met le PSOE et Podemos sous la menace à la fois du PP, réfractaire au dialogue avec la Catalogne, et du parti d’extrême droite Vox, nouveau venu sur la scène politique mais déjà très influent (15 % des voix aux dernières élections), dont le positionnement est farouchement anti-indépendantiste. Dans ce contexte, il est peu probable que la coalition au pouvoir se montre ouverte aux compromis, de crainte d’en payer le prix électoralement.


Enfin, et en parallèle, le paysage politique en Catalogne est plus clivé que jamais entre partis pro- et anti-indépendance d’une part, et, d’autre part, au sein des partis indépendantistes, entre ceux qui prônent le dialogue avec Madrid, à l’image de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), arrivée en tête des élections générales en Catalogne, et ceux qui défendent une approche de confrontation, notamment Ensemble pour la Catalogne (JxCat), coalition menée par Carles Puigdemont et ses soutiens.


Alors que les sondages d’opinion montrent qu’une majorité de la population catalane se satisferait d’un nouvel accord de décentralisation qui accroîtrait les compétences de la Communauté autonome, le prolongement de la crise ne fait qu’alimenter les doutes de cette population quant à la volonté de Madrid de résoudre la crise. Elle solidifie de fait l’appui à l’indépendance, qui, depuis 2010, reste stable et légèrement supérieur à 40 % de l’opinion publique.


Photo : Un sit-in d’étudiants à Barcelone pour protester contre le jugement de la Cour suprême espagnole condamnant des politiciens catalans à des peines d’emprisonnement, le 31 octobre 2019. EPA / Enric Fontcuberta.


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